Messe radio diffusée à la cathédrale (09/04/20)
Nous vivons ce soir un grand paradoxe : l’Eglise toute entière célèbre le dernier repas de Jésus au cours duquel Il nous donne les gestes et les paroles par lesquelles nous célébrons sa mort et sa résurrection, le sacrifice de sa vie offerte pour tous, le sacrement de l’Eucharistie qui rassemble depuis vingt siècles les communautés chrétiennes chaque dimanche. Et en même temps, le peuple de Dieu ne peut pas se rassembler dans les églises pour participer à cette grande célébration où nous sommes tous invités à devenir ensemble le Corps du Christ, que nous recevons en communiant. Paradoxe surprenant, douloureux pour les prêtres, en ce jour de la fête du Sacerdoce, qui, pour la première fois de leur vie, vont célébrer seuls l’Eucharistie qui est au cœur de leur ministère ; paradoxe douloureux aussi pour les fidèles qui vivent confinés chez eux et ne peuvent partager ce grand temps fort liturgique avec tous les membres de leur paroisse. Mais tous nous sommes déjà entrés dans cette Semaine sainte et, d’une manière certes exceptionnelle, nous vivons ces trois jours saints en communion par l’écoute de la Parole de Dieu, par la prière et par l’entraide mutuelle.
Ce grand paradoxe de l’Eglise qui célèbre le Repas du Seigneur, alors que tous les convives sont confinés chez eux, nous invite à porter une attention particulière au quatrième évangile où, à la différence des trois autres, il n’y a pas de récit de l’institution de l’Eucharistie, mais le récit d’un autre geste du Christ que seul l’évangéliste Jean relate : le lavement des pieds. Ne croyons pas que saint Jean ait oublié l’Eucharistie, au contraire un long chapitre de son évangile relate les paroles du Christ sur le Pain de Vie : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. » (Jn 6, 53-56) Mais de fait, lorsque saint Jean décrit le repas de la Pâque, il n’évoque pas le partage du pain et du vin, mais les gestes de Jésus qui se lève de table, dépose son vêtement, prend un linge, verse de l’eau dans un bassin et se met à laver les pieds des disciples (cf Jn 13, 4-5).
En lavant ainsi les pieds de ses disciples, Jésus prend la place d’un serviteur, et même d’un esclave à qui ces tâches étaient généralement confiées. Nous comprenons alors la réaction de Pierre qui refuse vigoureusement que Jésus lui lave les pieds. Et pourtant Jésus va jusqu’au bout de son geste. Il lave aussi les pieds de Judas qui va le trahir peu après. Finalement, il invite ses disciples à retenir le geste qu’il vient de faire comme le chemin qu’il faut prendre s’ils veulent le suivre jusqu’au bout : « Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » et il ajoute comme une dernière béatitude : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 14-17). D’une manière forte, Jésus rappelle à ses disciples ce qu’il leur a souvent dit : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. » (Mt 20,28)
Le geste du lavement des pieds désigne déjà Celui qui est le Serviteur souffrant, celui qui, ne gardant pas sa condition divine, prend la condition de serviteur, et s’abaisse jusqu’à la mort et la mort de la croix (Cf. Ph 2, 5-11). Quand le Christ rompt le pain et partage la coupe, c’est déjà le Serviteur de tous qui donne son corps et verse son sang par amour pour nous. Quand le Christ lave les pieds de ses disciples, il manifeste le don de lui-même, Serviteur de tous pour le salut de toute l’humanité. Ainsi quand nous célébrons l’Eucharistie, nous communions au Christ Serviteur, qui donne sa vie pour nous et fait de nous aussi les serviteurs de tous.
Ce soir, pour vous tous qui écoutez ou regardez cette messe du Jeudi Saint, vous ne pourrez pas communier au Corps du Christ, mais en participant à cette célébration depuis chez vous, vous pouvez accueillir l’invitation du Christ à nous laver les pieds les uns autres, c’est-à-dire à vivre au quotidien le service du frère, de l’autre, de celui ou de celle envers qui je n’ai vraiment pas envie de laver les pieds. Heureux êtes-vous si vous faites cela, nous dit Jésus. Finalement qu’est-ce que la messe, qu’est-ce que l’Eucharistie que Jésus institue le Jeudi Saint si ce n’est l’amour qui se donne, l’amour qui sert, l’amour qui ne compte pas et est offert à tous. Bien sûr, communier ensemble au Corps du Christ est le signe sacramentel de cet amour donné et reçu, mais le service de l’autre est également la rencontre avec le Christ qui prend le visage – ou les pieds – de notre prochain.
+ Luc Crepy,
évêque du Puy-en-Velay