Le Moûtier Saint Voy, 24 août 2019
+ Luc Crepy, évêque du Puy-en-Velay

Introduction : à la suite du Christ, chaste, pauvre et obéissant

C’est la figure du Christ dans le concret de sa vie, de sa prédication, de sa mission qui a suscité, depuis les débuts de l’Eglise, chez des hommes et des femmes, le désir de Le suivre et d’adopter la même manière de vivre. Suivre le Christ, c’est chercher à avoir en nous les mêmes sentiments, les mêmes désirs que lui [1].

La vie consacrée – apostolique ou monastique – manifeste de manière particulière cette suite du Christ. Suivre le Christ, c’est chercher à avoir en nous les mêmes sentiments, les mêmes désirs que lui … Les «conseils évangéliques» sont une voie privilégiée et expérimentée pour ce travail intérieur. Ainsi pouvons-nous relire le 1er paragraphe de Vita Consecrata (V.C.) du pape Jean-Paul II :

« La Vie consacrée, profondément enracinée dans l’exemple et dans l’enseignement du Christ Seigneur, est un don de Dieu le Père à son Église par l’Esprit. Grâce à la profession des conseils évangéliques, les traits caractéristiques de Jésus — chaste, pauvre et obéissant — deviennent « visibles » au milieu du monde de manière exemplaire et permanente et le regard des fidèles est appelé à revenir vers le mystère du Royaume de Dieu, qui agit déjà dans l’histoire, mais qui attend de prendre sa pleine dimension dans les cieux. »

Dans cette suite du Christ – Sequela Christi –, chasteté, obéissance et pauvreté manifestent, pour une part, l’orientation de fond que chaque personne essaye de donner à ce qui constitue son désir profond et le sens de sa vie. Inscrites au cœur de la vie spirituelle, ces trois orientations concernent nos rapports avec le pouvoir, la sexualité et l’avoir, trois domaines du désir profond de l’être humain.

Au cours des siècles, il y a toujours eu des hommes et des femmes qui, dociles à l’appel du Père et à la motion de l’Esprit, ont choisi la voie d’une Sequela Christi particulière, pour se donner au Seigneur avec un cœur « sans partage » (cf. 1 Co 7,34). Eux aussi, ils quittent tout, comme les Apôtres, pour demeurer avec lui et se mettre, comme lui, au service de Dieu et de leurs frères. Ainsi, ils contribuent à manifester le mystère et la mission de l’Église par les multiples charismes que leur donne l’Esprit Saint, et ils travaillent ainsi à renouveler la société.

I. La place de la vie consacrée dans la vie de l’Eglise catholique :

La vie de l’Eglise possède cette richesse d’un enracinement local au sein d’un peuple, d’une histoire et d’une terre. Les paroisses en sont l’expression ordinaire et manifeste la présence des baptisés auprès de tous. La vie consacrée, tout en s’enracinant aussi localement, s’inscrit d’une manière autre : transversalité, nouveauté, fraternité d’un autre type, vie apostolique ou vie contemplative.  Ainsi elle invite souvent à voir l’Eglise autrement. Peut-être moins institutionnalisée, elle a souvent un rôle de révélateur de ce qu’est l’Eglise ; elle n’existe pas sans l’Eglise car elle est de l’Eglise … et même au cœur de l’Eglise. Théologiquement, il y a une place très spécifique et originale de la vie consacrée dans la compréhension de ce qu’est la vie de l’Eglise catholique.

La vie consacrée : signe du travail de l’Esprit à toute époque : L’histoire montre que la vie religieuse – qui est laïque, dans son inspiration première – naît d’un appel de l’Esprit, et qu’elle n’est jamais déterminée a priori. La vie religieuse n’est pas « programmée » à l’avance, elle surgit à toute époque, de manière très diverse, répondant à des appels souvent pressants du monde et de l’Eglise. Cette émergence, parfois un peu brutale, ou pour le moins novatrice, lui donne un certain aspect contestataire des institutions au risque de points de frictions tant avec la hiérarchie de l’Eglise (qui a pour charge de discerner et d’authentifier le charisme) qu’avec les autres instituts existant déjà. Aujourd’hui encore naissent de nouvelles communautés religieuses dont la présence est signe de la vitalité de l’appel à suivre le Christ, et manifeste la présence agissante de l’Esprit, source de nouveauté dans l’Eglise.

D’une certaine manière, la vie consacrée apporte sans cesse par une certaine radicalité évangélique et un dynamisme prophétique au sein de l’Eglise. Elle joue un rôle de veilleur dans l’Eglise (« mémoire évangélique de l’Eglise [2] »). « Le caractère prophétique de la vie consacrée se présente comme une forme spéciale de participation à la fonction prophétique de l’Eglise. Ce prophétisme est inhérent à la vie consacrée comme telle, du fait qu’il engage radicalement dans la Sequela Christi et il appelle donc à s’investir dans la mission qui la caractérise. » (V.C. § 84). La vie religieuse est prophétique dans l’expression fidèle de ses charismes propres.

Au cœur de la vie de toute l’Eglise, ici et là-bas : Tous les membres de l’Eglise, pasteurs, laïcs et religieux, sont participants à l’unique mission de l’Eglise, signe et sacrement de l’union avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain [3]. Au sein de cette unique mission du Peuple de Dieu, la vie consacrée, don de Dieu à l’Eglise, tient une place particulière : « Elle est placée au cœur même de l’Eglise comme un élément décisif pour sa mission, puisqu’elle fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne.  [4]» La vie consacrée traduit bien cette définition de l’Eglise donnée lors du concile Vatican II : la consécration est signe de cette union avec Dieu (cf. les vœux), et la vie communautaire manifeste cette vocation de l’Eglise à travailler à l’unité du genre humain. Ainsi, aussi bien au niveau universel que diocésain la vie religieuse rappelle donc quelque chose d’essentiel pour la vie de l’Eglise.

II. La vie consacrée : présence de la charité du Christ au sein de l’humanité

Le concile Vatican II rappelle que l’Esprit édifie l’Eglise et « la dirige par ses dons variés, tant hiérarchiques que charismatiques, et par ses œuvres il l’embellit. [5] » et il ajoute – un peu plus loin – que l’état de vie consacrée, « s’il n’appartient pas à la structure hiérarchique de l’Eglise, est cependant lié de très près à sa vie et à sa sainteté. [6] » Il nous faut ainsi prendre toujours plus conscience de ce lien étroit entre la vie et la sainteté de l’Eglise et la vie consacrée. Ainsi la vie consacrée est un don que Dieu fait sans cesse à l’Eglise quelles que soient les circonstances : elle entraîne l’Eglise sur des chemins nouveaux et parfois peu balisés à la suite du Christ, « premier consacré et premier missionnaire du Père pour son Royaume. [7]» Les personnes consacrées tiennent une place particulière dans la vie de l’Eglise : par leur consécration et par le don total d’elles-mêmes, elles font signe non seulement à tous les baptisés leur rappelant l’unique vocation à la sainteté, mais elles font aussi signe à toute l’humanité, en misant sur la charité, dans l’engagement d’un amour actif et concret envers tout être humain.

La vie consacrée comme don sans cesse nouveau de Dieu à l’Eglise et au monde

Une des principales définitions de la vie consacrée comme « don de Dieu », définition souvent reprise par Jean-Paul II : « la vie consacrée sous toutes ses formes, anciennes et nouvelles, est un don de Dieu pour l’Eglise. [8]» Sans doute habitués à cette formulation, ne faisons-nous pas suffisamment attention à la portée de ces mots « don de Dieu ». La vie consacrée est donnée gratuitement au Peuple de Dieu, elle ne procède pas directement d’une action de l’Eglise. D’une certaine manière, elle échappe à la volonté des hommes. Elle n’est pas le fruit d’une recherche pastorale ou théologique : elle est don de l’Esprit offert à tous. Les nouveaux Instituts cherchent – souvent de manière prophétique – à répondre à un besoin urgent de l’Eglise ou à combattre des pauvretés et des injustices dans la société. Et c’est avec d’autres, dans une vie communautaire, que les fondateurs et fondatrices veulent mettre en œuvre le charisme qui leur est donné. Ainsi l’Eglise reçoit  – et reconnaît – en tout temps le don de charismes nouveaux incarnés dans de nouvelles communautés. Ce don de la vie consacrée rappelle ainsi quelque chose d’essentiel à toutes les communautés chrétiennes : la présence agissante de l’Esprit dans l’histoire et, à travers les charismes déployés par les religieux et religieuses, la présence du Christ et de sa charité à l’œuvre.

 La vie consacrée au service de l’Eglise et de l’humanité

Comme le disait Jean-Paul II, il s’agit bien, en ce début de troisième millénaire, pour toute l’Eglise, de repartir du Christ. La vie consacrée participe, à sa façon, à ce mouvement, tant pour se renouveler elle-même que dans la contribution spécifique qu’elle apporte à toute l’Eglise. Déjà, tout simplement, la vie au quotidien des personnes consacrées – jeunes ou âgées – constitue une invitation à un mode de vie différent : leur style de vie, expression des conseils évangéliques (par la vie communautaire, la simplicité de vie, la proximité des plus pauvres) revêt une profonde signification anthropologique et interroge tant la vie ecclésiale que la vie de notre société. Ce « vivre ensemble » de la vie communautaire, structuré par les vœux et propre à la vie religieuse, apparaît aujourd’hui d’une actualité forte : elle peut être signe d’une espérance face aux difficultés d’une société éclatée, face à un certain individualisme déstructurant, face à une solitude vide et à un refus des différences. Si comme le note le concile Vatican II, chaque baptisé en route vers la sainteté contribue à rendre plus humaine la manière de vivre dans la société terrestre [9], alors la vie consacrée en pose déjà les balises par son existence même.

Si, par son style de vie, la vie consacrée témoigne déjà du mode d’existence et d’action de Jésus, chaste, pauvre et obéissant, elle ne peut le faire seule et isolée mais en lien avec l’Eglise dans toutes ses composantes. Ainsi, il apparaît important de promouvoir une spiritualité de la communion : « Faire de l’Eglise la maison et l’école de la communion : tel est le grand défi qui se présente à nous dans le millénaire qui commence, si nous voulons être fidèles au dessein de Dieu et répondre aussi aux attentes profondes du monde. [10] » En quoi consiste cette spiritualité de la communion ? Jean-Paul II donne quatre éléments [11] : avoir un regard du cœur porté sur le mystère de la Trinité qui habite en nous et qui se perçoit sur le visage des frères ; être attentif à l’unité profonde du corps mystique du Christ c’est-à-dire à l’accueil et l’amitié pour nos frères dans la foi ; être capable de voir ce qu’il y a de positif dans l’autre perçu comme un « don de Dieu pour moi » ; savoir donner place à son frère en portant les fardeaux les uns des autres. Les communautés ont ainsi essayé dans leur vie ad intra et ad extra dans leurs diverses activités de mieux mettre en œuvre cette spiritualité de la communion.

Conclusion : au souffle de l’Esprit…

Mémoire vive des exigences évangéliques, la vie consacrée fait signe à l’ensemble des baptisés et du monde pour tracer avec eux le chemin qui conduit à la sainteté. Les religieux et les religieuses vont donc exprimer par leur manière de vivre « la soif de l’absolu de Dieu et le radicalisme des béatitudes » [12]. Enracinée au cœur de l’Eglise et envoyée dans et pour le monde, la vie consacrée nous invite à entrer sans cesse en exode c’est-à-dire à ne pas se laisser enfermer et alourdir par tout ce qui défigure le monde présent. Elle est aux avant-postes, comme un veilleur qui montre l’horizon vers lequel marchent les baptisés, qui désigne les traces du Royaume qui s’approche de nous et en rappelle, souvent de manière prophétique, les exigences. En quelque sorte, la vie consacrée pose des repères permettant aux baptisés et à l’Eglise toute entière de ne pas laisser s’affadir le goût de l’Evangile. La vie consacrée ne s’appartient pas. Elle est une des manifestations de l’Esprit agissant dans la vie de l’Eglise. Nous sommes tous invités à vivre cette ouverture permanente aux appels de l’Esprit et à sa nouveauté. C’est peut-être ce goût de la nouveauté de l’Esprit qui enthousiasmera d’autres à venir avec nous à la suite du Christ à la manière de nos fondateurs et fondatrices. C’est ce que nous fêtons aujourd’hui avec nos sœurs, les Diaconesses, ici au Moûtier Saint Voy.


[1] Saint Paul dira « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi » Ga 2, 20.
[2] Selon l’expression de J.C. Guy, s.j.
[3] Concile Vatican II, Lumen Gentium §1.
[4] Jean-Paul II, Vita Consecrata § 3.
[5] Lumen Gentium § 4.
[6] Idem § 44.
[7] V.C. § 22.
[8] Jean-Paul II aux évêques de la Province de Marseille, Visite ad limina, décembre 2003. Voir aussi V.C. §1.
[9]Lumen Gentium § 40.
[10] Jean-Paul II, Novo millennio ineunte § 43.
[11] Idem.
[12] Paul VI,  Evangelii nuntiandi, 1975, n°69.