Que nous révèle l’histoire de Caïn et Abel, pour vivre la fraternité aujourd’hui ?
Marie-Claude Jean, pastorale des familles
Structure du texte
Genèse 4,1-16 : un récit qui traite de la difficulté à vivre la fraternité.
Dans la première partie (Gn 4,1-7), la terre est donnée à Caïn. Caïn est sédentaire. Il est cultivateur : son rôle est de prendre soin de la terre. Celle-ci donne du fruit.
Puis au verset 8 tout change : Caïn commet un meurtre.
Caïn provoque sa propre chute en refusant d’écouter la parole de Dieu ; sa destinée change. Dieu a cherché à le prévenir. Dans la seconde partie (Gn4,9-16), le sol devient stérile ; le cultivateur lié à sa terre devient nomade !
Que s’est-il passé pour en arriver là ?
L’humain connut Eve sa femme. Dans cet acte sexuel, André Wénin (1) soutient qu’Adam a possédé Eve comme un objet en lui imposant une relation unilatérale. Il l’a dominée.
Par la suite : « j’ai procréé un homme avec le Seigneur ». Eve parle en « je ». Elle évince Adam qui l’a possédée, et à son tour elle prend possession de « l’homme » Caïn. Elle occulte l’humain et déplace la paternité vers Dieu.
Nous voyons qu’une double violence relationnelle précède la naissance de Caïn et va marquer son histoire dès le commencement.
Abel, va naître ensuite. Mais pour Eve, il n’est qu’un « ajout ». Il est et sera « frère de » et non « fils de ». Elle n’a aucune considération pour lui. Abel en hébreu signifie « fumée, buée, vanité ». Elle a déjà évincé l’humain de sa relation avec Caïn, Abel ne viendra pas troubler cette relation qui ressemble à une fusion, donc à un véritable enfermement pour l’ainé.
C’est là, dans la conception et la naissance des deux frères, que Marie Balmary (2) situe les soubassements de la violence de Caïn dans la relation inadéquate entre ses parents.
Devenus adulte, l’aîné cultive le sol, le cadet prend soin des animaux : deux labeurs juxtaposés, pouvant être complémentaires.
Arrive ensuite l’épisode de l’offrande.
Caïn est le premier à offrir le fruit de son travail à Dieu. Mais il parait évident, qu’il ne s’implique pas beaucoup dans ce don. Il offre des fruits de la terre, point ! On sent là une certaine fierté et peut-être aussi une certaine arrogance. Il a essayé de venir par ses œuvres. Il a fait de Dieu un récepteur et non un donateur. De plus cette offrande ne répond pas à ce qui est requis par la loi : il n’y a pas de sang versé ! Alors qu’Abel choisit les plus belles bêtes de son troupeau à offrir en sacrifice. Son offrande est empreinte d’humilité et de soumission.
Mais est-ce que Dieu se détourne de Caïn à cause de son don ?
Dieu s’intéresse à l’offrande d’Abel. Mais par la suite, Abel disparait du récit, qui se centre sur Caïn pour que le lecteur puisse s’identifier à lui.
Caïn ressent une injustice, il a mal, il est jaloux de son frère, il souffre de ce qu’il n’a pas : la considération de Dieu. En tuant son frère il brise ainsi la relation à son prochain, mais aussi il rompt sa relation avec Dieu, et aussi sa relation avec la terre qu’il cultivait jusqu’à présent. Or François nous dit que l’existence humaine repose sur ces trois relations, car « tout est lié » (3)
Mais Dieu n’abandonne pas Caïn pour autant. Il se fait proche de lui, il l’invite à entrer dans un dialogue. Il le met en garde contre la jalousie et la colère. Il lui propose un choix : relever ou pas la tête, voir ou non son péché, afin de grandir en s’ouvrant à la fraternité. Caïn se trouve en face d’une épreuve que tout humain a à affronter tout au long de sa vie : réussir à maîtriser la part d’animalité qui est en chaque homme, pour croître en ressemblance vers Dieu.
Dieu laisse à Caïn comme à tout humain, la liberté de choisir et de décider seul de sa conduite.
Est-il alors capable de lire dans cette contrariété, ce refus, qu’il est aimé de Dieu ?
Que fait Caïn ?
Il ne dit rien ; aucune parole ne sort de sa bouche. Son agressivité est refoulée. Alors il va l’exprimer autrement : en acte : il tue son frère. Il le nie comme sujet. Il cherche à retrouver la considération de Dieu. Son frère en est l’obstacle, alors il faut l’éliminer ! Il n’a pas compris que la source du problème : c’est lui, et non son frère pour lui.
Or Dieu ne le condamne pas. Il demande à Caïn une confession pour lui donner l’opportunité de faire quelque chose de bien. Mais Caïn ment, ne se repent pas. En tuant son frère, il se tue un peu lui-même, car il vient de supprimer « le miroir » qui pourrait lui révéler qui il est, lui permettre de se construire en tant qu’humain. Privé de son frère, il est comme perdu, devient « errant » à la recherche de lui-même et de Dieu.
Puis il reconnait enfin son crime. Il se plaint des conséquences. Il a peur de mourir. Dieu le rassure. Il place sur lui un signe de protection pour épargner sa vie, même celle d’un assassin.
Caïn s’en va. Il se retire. En quelque sorte, il naît enfin à sa propre existence.
Que peut nous dire ce texte ?
D’une part, ce texte nous invite à réfléchir à la façon dont la violence se fraie un chemin dans le cœur humain et comment elle peut aboutir à des drames, si l’être humain n’a pas la volonté de l’enrayer, de la maîtriser en demandant l’aide de Dieu. Car l’homme ne peut pas être sauvé contre son gré, et « l’homme ne peut pas se sauver tout seul » ! (4)
Tout nouveau-né trouve la violence en venant au monde. Elle le précède. Sa propre naissance est un acte violent. Grandir en humanité ne consiste pas à refuser cette violence inévitable, mais à l’intégrer en la « domptant » pour qu’elle devienne une bonne violence ouvrant à plus de vie.
« Ainsi Dieu qui est la VIE, s’emploie à travailler ce mal pour en faire un chemin d’épanouissement, tout en se risquant à associer l’humain comme partenaire dans cette tâche. » (5)
D’autre part, Dieu pose la question : « Où est ton frère ? » Et l’homme d’aujourd’hui comme Caïn, répond : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Or, le pape François nous rappelle que par essence nous sommes tous frères. Il nous invite à nous faire « proche ou prochain » de chaque Homme, en mettant de côté nos haines, nos différences. L’amour de l’autre, voilà ce que le chrétien doit développer, en le reconnaissant comme son frère, ayant une place unique dans le cœur de Dieu et dans ce monde. « Toute personne est utile. Le tout est supérieur à la partie ». (Fratelli Tutti p.154)
(1) André Wénin « D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain » Lecture de Gn1,1-12,4 Ed Cerf
(2) Marie Balmary « Abel ou la traversée de l’Eden » Ed Grasset 1999
(3) Pape François « Laudato Si’ » p.56
(4) Pape François « Fratelli Tutti » p.25
(5) André Wénin « La Bible pour penser l’humain…ou devenir humain » article du Cairn Pardès 2002 N° 32-33 p.87-94