Discours de clôture prononcé par Mgr Éric de Moulins-Beaufort, Archevêque de Reims et Président de la Conférence des évêques de France
Chers amis, frères et sœurs, chers Frères évêques,
Conditions inédites, assemblée fructueuse
Au fil des dernières années, la célébration eucharistique commune est devenue le cœur des assemblées plénières de la Conférence des évêques de France. Mgr Perrier, en 2008, avait rendu possible qu’elles aient lieu dans la basilique Sainte-Bernadette ; Mgr Brouwet, dès son arrivée, a proposé comme lieu quotidien la basilique Notre-Dame-du-Rosaire. La traversée du pont sur le Gave ne s’est pas, à l’usage, révélée dangereuse et, peu à peu, la liturgie a trouvé sa forme. Les pèlerins présents constituent une assemblée dont la seule vue rappelle concrètement aux évêques que leur ministère est un ministère pour l’Église catholique entière. Les Laudes le matin, les Vêpres au milieu de l’après-midi, l’Angélus à midi et à 18h, déploient en quelque sorte la célébration du mystère de la foi concentrée dans la liturgie eucharistique. Serrés dans les stalles de la basilique, les évêques éprouvent physiquement leur appartenance à un collège au service du Corps du Christ entier.
Notre assemblée de cette année, tenue par visio-conférences, épidémie oblige, ne nous a pas permis cette expérience singulière de la proximité les uns aux autres qui se vit dans le rite eucharistique et qui est nourrie par l’Eucharistie elle-même. Les prodiges de la technologie nous ont été plus qu’utiles : grâce à eux, au-delà de ce que nous aurions imaginé, je crois, nous avons éprouvé la joie de nous voir les uns les autres, à tout le moins de nous apercevoir dans les vignettes de nos écrans, parfois de parler à quelques-uns dans un groupe réuni dans une salle numérique. Nous avons même, m’a-t-il semblé, éprouvé quelque chose de l’allégresse qui nous avait saisis en novembre 2019, lorsque nous nous étions retrouvés, un mardi matin, à 300 dans l’hémicycle, prêtres, laïcs, hommes et femmes, évêques, experts et invités diocésains, âgés ou jeunes, voire très jeunes puisqu’il y avait eu parmi nous deux bébés. Les célébrations eucharistiques des deux premiers jours de l’assemblée avaient alors encore gagné en intensité : nous avions éprouvé combien le Seigneur, venant au milieu de nous, nous donnait les uns aux autres comme des frères et des sœurs, ouvrant notre intériorité en profondeur en même temps qu’en largeur et nous envoyant vers le monde parce qu’il nous donnait d’y porter un message de vie.
La distance maintenue de cette année, chacun étant seul chez soi, nous a offert une autre expérience ; peut-être notre communion entre nous, évêques, qui nous connaissons bien, et aussi avec les personnes que chacun avait invitées et que les autres ne connaissaient pas, est-elle si réelle qu’elle a traversé les écrans et nous a réjouis, dès le premier instant. De même, lorsque nous nous sommes retrouvés entre nous, à partir de mercredi après-midi, cette communion nous a permis de discuter, de faire entendre nos divergences d’appréciation, de confronter nos réflexions, sans crainte, parce que nous nous savons unis par plus grand que nous qui est aussi, nous le savons pour notre bonheur, plus intérieur à chacun que lui-même.
A défaut de célébrer ensemble la messe, nous nous sommes joints chaque jour au chapelet prié dans la grotte de Lourdes. Je voudrais ici remercier au nom des évêques Mgr Hérouard, Mgr Brouwet, le P. Ribadeau Dumas, les chapelains et les autres personnes qui ont rendu possible cette prière, ainsi que les évêques qui ont rédigé les méditations des différents jours. Il était bon et même nécessaire que nous nous sachions portés par la prière de beaucoup, en France et ailleurs, et que nous ajoutions discrètement notre prière à la prière de tant de personnes qui regardent vers Marie, notre Dame de Lourdes, avec confiance et espérance. Les intentions entendues au début de chaque récitation nous reliaient aux douleurs et aux attentes de beaucoup en notre monde.
Le vrai culte
Certes, le vrai culte, le véritable sacrifice, est le sacrifice spirituel, par lequel chacun fait de tout lui-même une offrande à la gloire du Père (Rm12, 1). L’Apôtre Paul écrit : « Offrez votre corps en sacrifice spirituel, capable de plaire à Dieu ». Le corps, ici, désigne le tout de l’être humain, celui qui agit grâce à ses membres, celui qui imprime sa marque en ce monde, dans le cosmos, en y introduisant une intention. La moindre de nos actions peut ainsi devenir un acte « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » (Missel romain, dialogue de l’offertoire). Tout le culte liturgique, toute la vie sacramentelle, sont orientés à cette fin. Mais nous savons, nous chrétiens, nous catholiques, que pour vivre ainsi, pour vivre à ce niveau-là, pour être selon ce que dit Jésus des « adorateurs en esprit et vérité », nous avons besoin de lui, Jésus, le Fils du Père, le seul vrai adorateur, qui nous prend en lui malgré nos péchés, malgré les scléroses et les ambiguïtés de nos libertés. Certes, il agit en nous par son Esprit ; certes, sa puissance de Ressuscité se déploie à l’intime de chacun de nous par le don de l’Esprit qui diffuse en nous la charité, mais il a voulu, tout de même, que, pour entendre sa Parole, nous sentions aussi les autres qui l’écoutent avec nous et s’en laissent toucher ; il a choisi, pour nous unir à son sacrifice, à son geste qui récapitule toute l’histoire humaine, d’insérer dans la Pâque des Juifs, la Pâque de son peuple, la livraison de son Corps et de son Sang ; il a poussé l’amour jusqu’à se faire notre nourriture, en passant par le goût fugace du pain, le très peu de pain sans beaucoup de goût que nous utilisons pour l’Eucharistie.
La technique nous a permis d’être rassemblés sans l’être physiquement et par là, de surmonter les différents plus ou moins importants, les quiproquos et les agacements qui s’exacerbent lorsque l’on ne se voit pas et que l’on oublie ou que l’on surmonte lorsque, soudain, se retrouvant, on éprouve à nouveau la joie que l’autre nous apporte par ce que sa présence physique traduit de la qualité de son cœur et porte de promesse de se comprendre pleinement un jour. Mais la technique n’a pas remplacé ce en quoi la célébration commune nous replonge, la joie de l’Épouse du Christ suscitée par son Époux, qui tressaille à sa voix et vibre à sa venue, à quoi le dialogue des évêques, prêtres et diacres avec l’assemblée eucharistique nous donne part.
Hier, à 18h, au moment où les évêques allaient se séparer, est tombée la décision du juge des référés. Nous sommes déçus sans doute. Le juge, ce qui est important, a rappelé avec force que la liberté de culte était une liberté fondamentale, qu’elle ne s’exerçait pas seulement individuellement mais aussi par des célébrations publiques. Il a toutefois estimé que des mesures d’interdiction étaient légitimes et proportionnées, compte tenu de la gravité de la situation sanitaire, ce d’autant qu’il a pu lui être montré que certains lieux de culte manquaient aux règles de protection sanitaire édictées. Nous, évêques, partageons la tristesse des fidèles, privés non seulement de la messe mais, pour certains, de la célébration d’une étape de leur initiation chrétienne ou de leur mariage. Des efforts collectifs sont nécessaires si nous voulons avoir une chance de célébrer Noël de manière digne, sans qu’une inquiétude exagérée pèse sur nos soignants mobilisés dans les hôpitaux et toutes les structures qui œuvrent pour la santé publique. Mais il est demandé aux pouvoirs publics d’organiser une concertation avec les cultes : nous nous y préparerons sans délai, avec le ferme espoir de trouver un protocole satisfaisant.
Je me dois de vous le dire : au-delà de la douleur de la privation de Messe, pour moi, il est important qu’en cette affaire, le droit soit dit avec précision. Nous avons appris à vivre en régime de séparation et à goûter la liberté qu’y trouve l’Église de vivre sa vie propre, non pas hors de l’État mais sans sa contrainte, non pas contre la société mais en son sein, en servant sa cohésion, mais selon la dynamique propre de la foi en l’Évangile du Christ et de la dilatation du cœur et de l’action que nous en recevons. En un temps où, pour des raisons tout à fait compréhensibles, qui relèvent de sa responsabilité, l’État cherche à renforcer sa surveillance des religions, quelles qu’elles soient, nous devons être vigilants, – nous, ce sont tous les citoyens français-, sur la précision des textes qui limitent ou encadrent ou expriment les libertés fondamentales.
En concluant cette Assemblée plénière, j’essaie d’exprimer ceci : nos assemblées d’évêques ne sont pas seulement des réunions de travail, de coordination, de mise au point de nos organisations dans les circonstances variables de l’histoire ; nos assemblées sont aussi, et peut-être surtout, des actes du culte spirituel que nous devons à Dieu, des moments de célébration de la joie et de la force de la foi dans le Christ, envoyé par le Père qui répand en nous son Esprit-Saint.
Célébrer le Créateur
Le jour et demi que nous avons consacré au thème « Cultiver la terre et se nourrir » a eu cette portée : le P. Euvé, dans son exposé théologique, nous a rappelé que le même verbe hébreu qui dit « travailler » la terre signifie aussi le service ou le culte rendu à Dieu. Une terre cultivée rend gloire à Dieu le Créateur, le génie et le labeur de l’homme, de l’homme ou de la femme, faisant s’épanouir les potentialités nourricières de la terre et de ses produits. Permettez-moi une confidence : ce jour et demi m’a profondément réjoui, pas seulement à cause de l’enthousiasme d’une rencontre nombreuse, active, dont les participants étaient heureux de se trouver là et où les interventions ont été remarquables et les échanges riches, mais davantage encore j’ai éprouvé la bonté du Créateur et la beauté de son œuvre. Croire en Dieu créateur n’est pas seulement croire qu’il y a un commencement au temps et une cause aux choses et à nous-mêmes. C’est croire que tout procède d’une bonté et que tout être est pénétré de cette bonté qui l’a suscité de près ou de loin. C’est pourquoi, dans les livres bibliques, la plus grande louange au Dieu créateur est exprimée par les cantiques des sauvés dans l’ultime livre biblique, l’Apocalypse, le livre du dévoilement. Au terme de l’histoire il sera possible de chanter que, oui, cette aventure impressionnante et redoutable valait la peine ; que, oui, contre toute apparence, la bonté et l’amour ont davantage emporté l’histoire, l’ont davantage animée, que les forces de destruction et de division. Dans les conférences que nous avons entendues, sans négliger les difficultés de l’heure et les douleurs vécues par certains, nous avons perçu aussi une confiance digne d’admiration dans la capacité de la planète de nourrir les humains et dans celle des humains de trouver les modes les meilleurs d’exprimer la fécondité de la planète. Du don, nous pouvons remonter vers le Donateur.
Arbitrairement je vous partage trois réflexions :
La première, quant à notre nourriture :
-800 millions d’êtres humains ne mangent pas à leur faim. Ce nombre semble incompressible. Il représente d’année en année une proportion moins grande de la population mondiale puisque celle-ci s’accroît mais il reste considérable. Nous ne pouvons pas, lorsque nous nous nourrissons, oublier ces frères et ces sœurs qui manquent ; nous ne pouvons pas les oublier non plus lorsque nous réfléchissons, surtout si nous avons quelques responsabilités ou pouvoirs d’agir, à l’organisation de l’agriculture ou des agricultures et du commerce à travers le monde ;
-un tiers du gaspillage de nourriture se fait à la maison. Nous ne pouvons non plus oublier ce chiffre lorsque nous cuisinons ou lorsque nous partageons un repas, lorsque nous faisons nos courses ou lorsque nous pensons à ceux et celles avec qui nous déjeunons ou dînons ;
-nous devrions travailler le sens de la bénédiction du repas. Car tout repas est une anticipation du repas éternel. Nous devons apprendre à goûter le bonheur de nous nourrir à notre faim, c’est-à-dire de pouvoir expérimenter la bonté du cosmos qui nous entoure. La saveur de chaque aliment, même le plus banal, exprime quelque chose de cette bonté, c’est pourquoi il est navrant de nous laisser aller à tout réduire au goût du sucre et de la sauce tomate. Tout repas est une promesse de communion entre les humains ; tout le cosmos : le soleil, la pluie, l’air, la terre, le vent, les végétaux, les animaux et tant d’êtres humains ont œuvré pour permettre aux quelques-uns réunis autour d’une table ou à celui ou celle qui déjeune seul de recevoir ce qu’il faut pour refaire ses forces et vivre davantage. Comment ne pas en être rempli de gratitude et ne pas se sentir appelé à servir à son tour à plus de vie pour les autres ?
La seconde, quant à l’agriculture comme activité humaine et humanisante :
– cultiver la terre est une activité complexe. Il y faut la coopération de bien plus d’êtres, de compétences et même de dons de soi que l’on imagine à première vue, de la part des humains sans doute, pour semer, planter, arroser, nettoyer, récolter, et aussi transporter, échanger, présenter, mais aussi des animaux et des végétaux. « Le sol grouille de fraternité » nous a dit un jeune agriculteur dans une formule qui a fait mouche, et nous, les humains, j’ajoute cela, nous savons le voir et le comprendre et le dire. C’est notre rôle. Nous pouvons nous servir de cette fraternité, nous pouvons l’asservir ou la détruire, lui permettre de se développer ou la forcer pour ce que nous croyons être notre bénéfice et qui peut l’être pendant un temps ; nous pouvons la servir, l’aider à agir mieux encore, et nous pouvons aussi en rendre grâce au Créateur et y reconnaître un signe de sa sagesse et de la sagesse à laquelle il nous appelle. L’an passé, les « collapsologues » que nous avions entendus nous avaient assurés qu’une autre fin du monde était possible, que la loi de la jungle était aussi la loi de l’entraide. Nous l’avons entendu aussi des agriculteurs en cette session : il vaut la peine de prendre le temps de regarder comment les plantes poussent, comment les animaux grandissent, avant que plantes et animaux arrivent dans nos assiettes. Cela nous fera grandir en humanité. La Bible dit cela aussi, dès son début, qui voit l’homme au milieu du jardin, donnant leur nom aux animaux et aux plantes ;
– citadins et ruraux, non-agriculteurs et agriculteurs, agriculteurs et maraîchers, agriculteurs bio et agriculteurs conventionnels se rencontrent toujours avec profit, voire avec bonheur. Nos paroisses et nos diocèses peuvent sans doute y aider, en ajoutant à cette liste les commerçants et les transporteurs. Car toute nourriture concentre en elle de multiples réseaux d’interaction dont le moteur n’est pas tant le profit que le désir d’être utile, de contribuer au bien de beaucoup. Toute nourriture concentre aussi des violences et des injustices contenues dans les manières de production ou de commercialisation, qu’il faut savoir regarder en face pour que l’intention la meilleure puisse pénétrer toutes les étapes qui préparent ce dont un être humain se nourrit. Nous le sous-entendons dans chaque Eucharistie lorsqu’à l’offertoire nous présentons « le fruit de la terre ou de la vigne et du travail des hommes ». Est-il digne d’être présenté à Dieu ? A quoi le Christ condescend-il lorsqu’il prend ce peu de pain et ce peu de vin que nous déposons sur l’autel pour nous donner sa présence vivifiante ?
– l’agriculture est aussi un métier difficile. Elle requiert l’engagement la plus grande des forces et de l’intelligence et même de la générosité de chacun et pourtant le résultat n’est jamais proportionné à cet engagement : il le dépasse ou il y manque, selon le régime de la pluie et du soleil et du vent, avec la concurrence des différentes parties de la planète qui ne connaissent jamais exactement les mêmes conditions. Elle doit consentir aujourd’hui de grands changements de paradigmes et elle subit les attentes contradictoires des consommateurs que nous sommes tous. Elle joue et jouera un rôle essentiel pour transformer la crise écologique où nous nous trouvons en une opportunité. Comment nous, Église du Christ, pouvons-nous soutenir les uns et les autres dans leurs réflexions, dans leurs choix, dans leur manière de porter les conséquences de choix passés qu’il faut bien assumer, dans leur inquiétude devant l’avenir. La moitié des exploitations en France auront à changer de mains dans les dix ans, on nous l’a rappelé. Comment pouvons-nous contribuer à ce que des jeunes choisissent l’agriculture pour le bien de tous les autres ? Car il est grand pour l’être humain d’être pris dans une œuvre plus grande que lui, où son agir est mis à disposition pour porter des fruits dont il n’est pas le maître. Comment diffuser, dans tout métier, quelque chose de l’attitude spirituelle si forte qu’exige le travail agricole, qui dignifie tellement l’être humain, même si c’est paradoxal, qui, de soi, s’approche si près du sacrifice spirituel ?
La troisième, quant à la suite de notre programme :
– le Créateur, nous a-t-il été dit, est celui qui « encapacite » ses créatures. Créant, il rend tout être actif et acteur, chacun selon son ordre. Nous allons poursuivre notre réflexion, en mars prochain, avec pour thème : « Créer et produire ». Que veut dire que l’être humain soit capable de produire et de créer ? En quoi notre capacité scientifique mais aussi technique et technologique est-elle un don ? De quoi devons-nous nous garder mais plus encore que pouvons-nous faire de ces talents pour que tout de tous les êtres remonte vers la gloire de Dieu.
Quel culte sera possible ?
Jadis et même naguère, la messe célébrée dans chaque village offrait un temps de prière de louange et de prière de supplication, d’élévation au-dessus ou au-delà des soucis du moment, de rencontre avec Dieu et avec les autres. Le travail de la semaine était tourné presque aussitôt vers la gloire de Dieu et offert pour le salut du monde. Nous ne pouvons plus le vivre ainsi dans notre pays. Nous célébrons chaque dimanche et même chaque jour un culte qui n’exerce sur le cosmos qu’un prélèvement minime : un peu de pain et un peu de vin suffisent ; il y faut cependant aussi un prêtre et encore quelques fidèles. Dans notre séquence intitulée « Territoire et paroisse » nous avons réfléchi, sous la conduite du groupe de travail, à cette thématique. Le défi est grand : avec moins de forces sacerdotales, soutenir l’élan spirituel de tous, dispersés dans le monde rural ou regroupés en ville. Bien des initiatives se prennent, des expériences se cherchent. L’Eucharistie n’en est pas le tout, mais toute vie chrétienne ne trouve son sens plein qu’en se reliant à l’acte du Christ. Comment pouvons-nous assurer ce lien vivant, offrir, dans la dispersion, la possibilité concrète pour chacun de devenir de plus en plus un « adorateur en esprit et vérité » ? Ces questions ont habité notre travail sur la future ratio, c’est-à-dire le futur cadre expliquant et décrivant ce que doit être la formation des prêtres, initiale et continue. Ces mêmes questions rendent pressantes les décisions que nous avons à prendre devant la fragilisation de nos diocèses, y compris sur le plan financier, et la solidarité entre diocèses que nous devons renforcer. Le service fraternel est aussi le vrai sacrifice, le sacrifice spirituel.
Pour être complet, j’ajoute que nous avons décidé d’une autre session d’assemblée, le 25 novembre, pour entendre le secrétaire général de l’enseignement catholique et pour recevoir les conclusions d’une enquête sur la santé des prêtres. Il nous a paru raisonnable de n’être ensemble que deux fois par jour pour deux visio-conférences de deux heures, plus le chapelet l’après-midi.
Le saint Nom de Dieu
Face à notre service de louange de Dieu, d’adoration, l’actualité récente a souvent parlé de « blasphème ». Pour nous, chrétiens, le blasphème qui n’est pas pardonnable, pas pardonnable par Dieu, est le blasphème contre l’Esprit. Dieu seul en juge et en jugera. L’interprétation du verset est délicate. Je propose quelques points de réflexion :
- Le blasphème consiste surtout à faire maudire le nom de Dieu. Est donc coupable de blasphème qui use du nom de Dieu pour justifier sa violence ou ses injustices. Peut-être faut-il penser ici moins aux malheureux jeunes hommes qui se laissent convaincre qu’ils vont donner à leur vie un accomplissement par le haut, en faire une œuvre à la gloire de Dieu, en assassinant un homme et deux femmes dans une église, un enseignant désarmé ou des badauds attablés, que ceux et celles qui produisent et diffusent une idéologie qui fait passer le meurtre pour un acte saint ;
- La dérision, la moquerie, me paraît d’un autre ordre. Les convictions fortes en suscitent forcément, parce que l’humanité cherche à se protéger, à esquiver d’avoir à donner à sa vie une portée qui lui paraît trop grande. C’est un gage de maturité que de ne pas s’en laisser démonter. Mais c’est le rôle de la famille et de l’école que d’apprendre aux jeunes à accepter que certains soient différents des autres et de rencontrer ces différences non par la violence ou par l’humiliation mais par la réflexion, la confrontation des idées, en cherchant à comprendre les personnes et à les aider fraternellement. Les évêques ont voulu publier une interpellation sur ce sujet hier matin, après l’hommage rendu par la Nation aux victimes de Nice. L’éducation, pour cela, vaut mieux que la loi. Nous savons, nous, que le Dieu vivant n’a pas craint d’être bafoué. En prenant chair de notre chair, il n’a pas craint d’être méprisé, ni même torturé. Il n’a pas craint non plus, et c’est vertigineux, d’être trahi par les siens ;
- Le blasphème contre l’Esprit est plus encore le fait de ceux qui usent du pouvoir spirituel reçu du Christ pour établir leur propre pouvoir et, pire encore, assouvir leurs pulsions. Les prêtres coupables d’actes d’agressions sexuelles sur des mineurs ou d’abus de pouvoir sur des jeunes adultes souillent le saint nom de Dieu. Ils abîment chez ces enfants et ces jeunes hommes ou femmes la capacité intérieure de tourner leur vie vers Dieu, le Créateur, en action de grâce et de faire de leurs actes des sacrifices spirituels en les unissant à l’acte du Christ ;
- Le blasphème contre l’Esprit est tout autant le fait de ceux et de celles qui refusent de reconnaître leur péché, lorsque la miséricorde de Dieu le tire à la lumière. Ce pourrait être le fait des structures d’Église qui ont refusé ou qui refuseraient de se laisser conduire dans une conversion réelle.
La vérité de notre adoration
Ces deux derniers points disent la prise de conscience dans laquelle nous, évêques, nous grandissons. Le temps qui nous est nécessaire paraît long aux personnes victimes et sans doute aussi à beaucoup d’entre vous, frères et sœurs, chers amis, qui nous observez et attendez de nous des décisions claires par lesquelles nous nous détacherions vraiment des comportements ou des ambiguïtés qui ont couvert de silence ou d’ignorance plus ou moins volontaire ces actes dramatiques. Je l’avais dit l’an dernier : nous reconnaissons la miséricorde de Dieu à l’œuvre dans le dévoilement depuis quelques années de ces actes mortifères et nous remercions, avec humilité, les personnes victimes qui ont accepté de nous parler pour faire part de ce qu’elles avaient subi et qui continuent à nous parler pour nous engager aux changements nécessaires.
Nous avons décidé un calendrier qui nous inscrit dans un temps encore long mais nécessaire pour être sûrs d’aboutir : une assemblée plénière extraordinaire qui se tiendra du 22 au 24 février pour approfondir ensemble les questions théologiques liées à ces drames et leurs conséquences pastorales, en particulier la question de la responsabilité. Cela peut paraître un pas de côté. En fait, nous voulons ajuster au mieux les gestes que nous aurons à faire à l’égard des personnes victimes et donner à ces gestes la qualification la plus ample et la plus juste. Nous sommes conscients que notre adoration de Dieu ne peut être vraiment « en esprit et vérité » que si nous assumons en vérité ce qui s’est passé et que si nous accueillons pleinement la lumière que Dieu nous donne pour que nous nous convertissions et pour que nous convertissions nos structures.
Par vote nous nous sommes engagés à prendre en mars prochain des mesures définitives : les quatre groupes de travail remettront début mars leurs conclusions, la session extraordinaire jouera son rôle, la commission doctrinale proposera une réflexion théologique sur la question : « Comment un arbre mauvais peut-il avoir donné de bons fruits ? » ; le Conseil permanent rassemblera tout cela et proposera des engagements clairs qui seront soumis à l’approbation des évêques, ainsi que des propositions sur la manière de recevoir le rapport de la CIASE et de travailler à sa réception par le peuple de Dieu.
Car ces actes terribles, frères et sœurs, chers amis, nous le comprenons bien, ont blessé et blessent tous les baptisés, tous les membres du Corps du Christ. Tous, nous sommes horrifiés, tous nous nous interrogeons, tous nous nous demandons comment nous pouvons offrir à Dieu une offrande qui lui plaise, devenir « une éternelle offrande à la louange de sa gloire ». Nous voulons continuer à chercher comment nous pourrions aider ceux et celles qui ont été blessés à retrouver la joie d’appartenir au Christ mort et ressuscité et les accompagner, sans les offenser, dans la capacité de faire de leur vie un sacrifice spirituel « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Certaines de ces personnes nous accompagnent avec persévérance et patience. Avec leur aide et par la grâce de Dieu, nous y arriverons. Car, un jour, nous en sommes conscients, nous aurons à répondre devant Dieu, le Créateur, devant le Christ Jésus notre Juge, de ce que nous aurons fait pour « les plus petits d’entre les siens ». Nous entendrons cela dans deux dimanches en célébrant le Christ, Roi de l’univers.
La catholicité de notre adoration
Le vrai culte, en esprit et vérité, ne se fait pas sur telle montagne plus que sur telle autre. Il monte de toute liberté, de tout cœur, qui, reconnaissant son Créateur dans l’action de grâce, accepte de se découvrir pécheur et d’accueillir le pardon qui lui est donné, à quelque race ou nation ou culture qu’un être humain appartienne. Il procure la paix entre les hommes, il demande la paix et la grâce d’un cœur pacifié et pacifique, nourri de la grâce de Celui qui est mort en intercédant pour ses bourreaux. Il aspire à vivre ainsi, non seulement dans le secret de son âme, ni dans le cercle de ses proches, mais avec tous les humains, tous appelés à devenir des fils et des filles du Père dans l’Unique Fils bien-aimé.
C’est pourquoi, réunis en assemblée, nous avons porté dans notre prière les personnes assassinées à Nice parce qu’elles priaient ou travaillaient dans une église et M. Paty, assassiné parce qu’il était enseignant dans notre pays ; nous avons regardé avec inquiétude la situation de nombreux pays où la paix est menacée ou bien où la guerre a repris : en Afrique notamment, mais aussi aux confins de notre Europe, dans le Caucase. Nous avons voulu exprimer notre solidarité avec les populations du Haut-Karabagh, et aussi de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan qui se trouvent engagés dans une guerre que l’on aurait pu espérer oubliée. Nous pensons aussi au Liban, tellement fragilisé par la terrible explosion du début août : son renouveau politique, économique et social est indispensable à l’équilibre du monde, face aux tensions dans les pays voisins. Les chrétiens, dans leur diversité, y jouent un rôle capital. Puissent-ils être encouragés par notre amitié fraternelle et notre communion ! Nous remercions l’œuvre d’Orient, l’Aide à l’Eglise en détresse, les Œuvres pontificales missionnaires et les autres associations qui ont envoyé des fonds et des secours. Plusieurs diocèses ou paroisses ou écoles ont des partenariats avec des diocèses ou des paroisses ou des écoles au Liban et d’autres se proposent d’en nouer. Nous avons évoqué aussi le sort des catholiques chinois, dont certains ont été récemment emprisonnés. Concernant la catholicité géographique de l’Église, je voudrais ici confier à la prière de tous le Père Antoine Sondag, prêtre de Metz, décédé hier d’un cancer. Il a été pendant des années secrétaire national de Justice et Paix, collaborateur du Secours catholique et remarquable directeur du service de la mission universelle, portant son regard compétent et exigeant sur les pays du monde et le phénomène de la pauvreté. En évoquant sa mémoire, je voudrais remercier tous les collaborateurs et toutes les collaboratrices, salariés et bénévoles, des services de la Conférence.
La gloire du Créateur
Frères et sœurs, chers amis, nous, évêques, recevons comme une grâce d’avoir pu sentir de manière ravivée au long de ces six jours de visio-conférences la force du lien de communion entre nous. Nous savons que nous le recevons du Christ et de son acte de salut, qui nous tourne vers le Père en vérité, surmontant ce qu’il y a en nous de causes de division. Nous allons et vous allez dans un instant, chacun selon les conditions du moment, célébrer la Messe dominicale, recevoir la Parole de Dieu et participer à son sacrifice pour la vie du monde. Nous avons renouvelé notre joie de pouvoir contempler Dieu comme Créateur. Il est le principe de tout être, celui par qui tout être, le plus humble et le plus élevé, trouve la garantie de son existence. Rien ne vient du hasard, rien n’est que le résultat de la nécessité ; tout est porteur de la libre et bienveillante volonté de Dieu, tout signale sa bonté pour nous. Il est celui qui nous rend capables d’agir, celui qui nous confie, à nous les humains, son œuvre, non pour que nous la saccagions, non pour que chacun lutte contre les autres afin de s’en approprier la meilleure part, mais pour que nous y reconnaissions un appel à l’entraide, au respect, à l’émerveillement, à la fraternité, à la communion. Il veut que chaque être humain puisse vivre pour toujours dans la communion intime qu’il est.
Bientôt, l’Avènement
Nous célébrons confinés, et dans un confinement maintenu par le juge : que cela soit un encouragement à élargir notre cœur à la dimension du cosmos pour rendre grâce à celui qui nous le donne et unir notre regard sur tout être au regard du Créateur. Nous vivrons peut-être encore le temps de l’Avent avec des limitations de déplacement, des magasins fermés, des restrictions de rassemblement. Chaque année nous nous plaignons, en arrivant à Noël, que cette fête, si chère à notre cœur, soit réduite à un temps de consommation effrénée. Le premier confinement nous a permis de vivre un Carême et une Semaine Sainte intenses. Certains vivront ce temps avec de l’inquiétude pour leur métier ou pour leur situation économique et sociale. Puissions-nous vivre pleinement la grâce de l’Avent ! Confinés ou pas, il nous suffit de contempler le grand mystère : le Créateur devient créature. Il vient si discrètement, comme pour ne rien troubler, mais pour tout renouveler.
Je vous remercie de votre attention.
Mgr Éric de Moulins-Beaufort
Le dimanche 8 novembre 2020