Père Christian Argoud, responsable des relations avec le judaïsme pour le diocèse de Valence
Le Notre Père, prière centrale de la foi chrétienne est qualifiée de prière juive, ou de prière avec des origines juives. Il est vrai que le texte même du Notre Père ne présente aucune référence explicite au Christ, à l’Esprit Saint ; il peut donc être tout à fait prié dans le judaïsme sans aucune correction. Ce qui en fait la prière chrétienne par excellence, c’est qu’il est dit et transmis aux disciples par Jésus lui-même. Le Notre Père apparaît dans son contenu et sa formulation complètement juif et en même temps, il est la prière chrétienne source !
Les origines judaïques
Qu’est ce qui est « juif » dans cette prière ? D’abord le fait que la prière soit objet d’un enseignement, d’une transmission de maître à disciple. Nous sommes là, déjà dans le cadre d’un univers juif pharisien où la chaîne de transmission est essentielle pour étudier la Torah. Les sages, les maîtres ont l’habitude de communiquer à leurs disciples des prières qui leur sont propres ; non que le contenu en soit nouveau, mais leur manière d’harmoniser les différents éléments caractérise leur enseignement. Enseignement qui ne passe pas seulement par le discours mais aussi par la manière de vivre du maître… Or, c’est bien en voyant Jésus lui-même prier que ses disciples lui demandent de leur apprendre à prier. Les disciples reçoivent du maître un enseignement, et en parole, et par sa manière d’être, de vivre, de prier.
Un enseignement
Nous pouvons donc retenir que la prière est aussi un enseignement à recevoir : ainsi passer quelque temps à étudier le Notre Père et, pas seulement à le dire ou à le prier, nous met dans une situation proche d’une attitude juive qui va chercher, étudier le texte pour en faire jaillir le sens, peut-être même un sens nouveau, toujours nouveau. Nous recevons cet enseignement comme disciples d’un maître que nous fréquentons, avec qui nous vivons, que nous contemplons dans sa manière de vivre.
De plus, toutes les phrases et expressions du Notre Père peuvent se retrouver, dans un grand nombre de prières juives dont certaines sont contemporaines de Jésus. On retient plus précisément la Amida (dite aussi prière des 18 bénédictions), prière centrale de l’office synagogal. Et il faudrait aussi parler du Qaddish, une prière en araméen de sancification, de bénédiction qui associe aussi à la sanctification du Nom, la venue du Royaume.
La structure de la prière
Enfin la structure du Notre Père elle-même suit celle de la Amida. Les bénédictions de la Amida sont organisées ainsi : les trois premières bénédictions expriment la louange et les trois dernières l’action de grâce. Entre les deux ‘triplets’ de bénédictions, d’autres bénédictions sont formulées sous forme de demande (intelligence et sagesse, repentance, pardon, rédemption, guérison rassemblement des exilés, etc.). De même, le Notre Père commence par trois demandes qui concernent Dieu et qui sont comme des louanges. « Les trois premières invocations du Notre Père ne sont pas des supplications mais des bénédictions » [1]… puis quatre demandes concernent notre vie humaine : le pain, le pardon, l’épreuve ( tentation) et la délivrance du mal. Enfin la doxologie qui vient conclure est de nouveau une triple louange ou une louange à triple cause : le règne, la puissance et la gloire[2].
Bénédictions
De cette structure d’une demande encadrée par trois bénédictions, le Talmud explique : « Rabbi Yehoudah dit : on ne devait pas présenter ses requêtes ni dans les trois premières, nie dans les trois dernières bénédictions, mais dans les intermédiaires. Car Rabbi Hanina dit : les premières ressemblent à un serviteur qui loue son maître, ensuite les bénédictions intermédiaires ressemblent à un serviteur qui demande une récompense à son Maître, et les dernières ressemblent au serviteur qui a reçu sa récompense et s’en va… » Autrement dit, il n’y a pas de demande sans un encadrement de louange et de reconnaissance… En cela la forme même du NP est un enseignement de prière, une façon de nous former une véritable attitude de prière comme ce serviteur qui loue, demande et rend grâce.
Une prière incarnée
Nous considérons spontanément la prière du Notre Père comme une prière divine, puisque Jésus le Christ nous l’enseigne. Il nous faut aussi nous rappeler qu’elle une prière profondément humaine, et donc juive puisqu’elle nous est donnée par Jésus de Nazareth. La divinité de Jésus ne supprime pas son humanité. Ainsi en est-il du Notre Père, prière incarnée dans le judaïsme.
[1] – Alberto Mello, Evangile selon Saint Matthieu, LD 179, Paris 1999, page 135.
[2] J. Heinemann, The background of Jesus’s prayer in Jacob J. Petuchowski and Michael Brocke, The Lord’s prayer and Jewish liturgy, London, 1978. pages 85-86.