+ François KALIST Archevêque de Clermont

Pour lutter contre l’islamisme radical qui menace notre société, le Gouvernement prévoit de faire voter au Parlement une loi « confortant le respect des principes de la République ». Après avoir fait l’objet de consultations, d’auditions préalables (notamment des responsables des principaux cultes présents en France), le texte est débattu à l’Assemblée nationale depuis le 1er février. Il sera présenté fin mars au Sénat.

Il semble a priori normal et salutaire qu’un gouvernement veuille protéger les citoyens contre le terrorisme islamiste en faisant voter démocratiquement des lois appropriées. Mais à bien regarder le projet en question, il constitue lui-même une grave menace pour l’équilibre patiemment construit, en France, grâce à la loi de « séparation » du 9 décembre 1905, qui définit jusqu’à ce jour les rapports entre l’État et les religions.

Les dispositions prévues par le projet de loi visent bien entendu à contrer l’islamisme radical, ainsi que tout « séparatisme », autrement dit toute volonté d’une religion de se constituer en rupture avec l’État. Au nom d’un principe égalitaire appliqué à tous les domaines d’activité en matière de législation, la même loi s’appliquera pareillement à tous les cultes. Les responsables de différents cultes ont commencé à faire savoir leurs inquiétudes et leur désapprobation.

Sans prétendre analyser ici tous les contenus sensibles de ce projet de loi, nous pouvons au moins en évoquer, d’un point de vue catholique, quelques limites.

En premier lieu, le système actuel des « associations diocésaines », qui sert d’assise juridique à l’Église catholique depuis l’accord de 1924 entre Rome et la République française, se trouvera fragilisé. Il reviendra aux préfets d’agréer les associations cultuelles tous les cinq ans. Contrairement à l’esprit de la loi de « séparation », il appartient désormais au pouvoir civil de qualifier ce qui relève du religieux !

Un contrôle accru des opérations financières sera instauré, afin d’empêcher que les cultes ne soient subventionnés par des pays étrangers. Le catholicisme en France vit grâce à la générosité de ses fidèles. À quoi sert de faire peser sur tous, indifféremment, les mêmes tracasseries administratives ?

La liberté d’expression sera strictement encadrée et même restreinte, sous prétexte d’ordre public : concept flou, opposable à toute parole qui risquerait de causer un trouble quelconque. On ouvre la voie au délit d’opinion, déjà bien tracée au pays des Lumières, lorsqu’il s’agit, par exemple, de défendre un point de vue différent en matière de bioéthique. Les catholiques, parce que catholiques, devront-ils s’abstenir de donner leur avis, sur des questions qui concernent tous les citoyens ?

La liberté d’enseignement est, elle aussi, clairement visée et entravée. L’instruction à domicile devient quasi impossible. Les établissements hors contrat sont soumis à autorisation. La loi Debré (1959) définissant le statut des établissements sous contrat risque d’être vidée de sa substance. Le caractère propre de l’enseignement catholique pourra-t-il encore s’exprimer dans ces conditions ?

Voilà donc un ensemble de mesures, sinon discriminatoires (les fidèles catholiques sauront gré à leurs gouvernants de les traiter sur le même pied que les salafistes) du moins vexatoires envers ceux qui, depuis plus d’un siècle, ont prouvé leur fidélité à la République.

La France croule sous le poids des lois et des règlements. Faut-il sans cesse légiférer à nouveau pour apporter une solution aux problèmes ? Ne peut-il suffire d’appliquer les lois en vigueur ? À moins que de légiférer à nouveau ne serve d’excuse à la faiblesse, à la démission, à la passivité devant le non-droit ? Il est permis de douter de l’efficacité d’une loi supplémentaire. En effet, les « séparatismes » n’ont que mépris pour cette loi qui n’est pas la leur. Il faut être bien naïf pour imaginer qu’ils se plieront sans broncher à de nouvelles obligations. Celles-ci pèseront davantage sur les citoyens dociles, et ne dissuaderont point les fauteurs de trouble.

Si l’efficacité est improbable, la maladresse apparaît plus que certaine. Il est préjudiciable au peuple tout entier d’humilier ses minorités agissantes. En un autre siècle, Louis XIV fut mal inspiré de tourmenter les Protestants et de les contraindre à l’exil. Les catholiques, pour leur part, sont aujourd’hui actifs, constructifs, participatifs dans la France entière. Ils offrent à la société française une « liberté spirituelle » à laquelle le président Macron rendait hommage, le 9 avril 2018, en visite au Collège des Bernardins, dans un discours mémorable. N’était-ce qu’un bel exercice de rhétorique ?

La loi de 1905 est une loi d’apaisement et de liberté. En ne reconnaissant aucun culte, l’État laisse à chaque « Église » le soin de s’organiser, et garantit à tous les cultes le fait de pouvoir exister, à chaque citoyen la liberté d’avoir un culte, d’en changer, ou de n’en pas avoir. Au contraire, le projet actuel jette le soupçon sur tous ceux qui appartiennent à une religion, et pour mieux « conforter le respect des principes de la République », prévoit tout un ensemble de mesures répressives. Quand la laïcité devient un culte parmi les autres, et prétend même dominer sur tous, c’est une idolâtrie qui s’installe.

Enfin, le projet de loi repose sur une illusion sécuritaire. Il joue sur la tension entre sécurité et liberté qui caractérise l’individualisme : les citoyens sont prêts à renoncer à une partie de leurs libertés pour obtenir un surcroît de sécurité. Dans le cas présent, beaucoup peuvent se réjouir, dans la pensée que la loi les protègera davantage contre le terrorisme. Or, rien ne prouve qu’elle sera efficace contre les ennemis de la République, mais tout laisse craindre qu’elle s’appliquera au détriment des libertés fondamentales.

Dans cette situation inédite, où la loi de 1905 est remise en cause, tandis que toute manifestation publique est bridée en raison des mesures sanitaires, il revient à chaque fidèle de s’informer, de prendre connaissance du projet de loi, ainsi que des déclarations de la Conférence des Évêques de France, du Secrétariat général de l’Enseignement catholique, ou, dernièrement, du Groupe des Enseignants catholiques en Islamologie. D’autres prises de parole expriment de graves réserves, dans une convergence de points de vue, aussi bien de la part de responsables des cultes que de personnalités civiles.

Les circonstances actuelles invitent également à resserrer le dialogue œcuménique, tout comme le dialogue interreligieux. Les fidèles du Christ, doivent, à leur place, continuer de tisser des liens de fraternité avec tous. C’est d’autant plus urgent lorsque de fragiles équilibres sont compromis par l’aveuglement de quelques-uns. On ne construit pas un avenir serein, un « vivre ensemble » harmonieux, sur les vexations et les ressentiments. Il nous faut garder le cœur ouvert, et continuer d’oser le dialogue avec tous, afin de « forger des liens d’unité, des projets communs, des espérances partagées » (Fratelli tutti, prière finale).

Source : site du diocèse de Clermont