Voici un article que nous publions avec l’aimable autorisation de la revue Panorama, dans laquelle il est paru après le confinement (n° 575 juillet-août 2020.) .

Si l’on veut faire bouger les choses, il faut susciter le désir

Propos recueillis par Anne Kurian pour le magazine Panorama

Après le printemps confiné, nous avons demandé à Cécile Renouard sa recette pour un avenir meilleur. Pourquoi elle? Parce qu’il y a deux ans,
cette religieuse, par ailleurs économiste et philosophe, a créé le Campus de
la Transition. Objectif: sensibiliser les jeunes et les entreprises aux enjeux de la transition écologique.

BIO EXPRESS

  • 1968
    Naissance à Paris.
  • 1991
    Entrée chez les religieuses de l’Assomption.
  • 1999
    Vœux perpétuels.
  • 2015
    Soutenance d’une thèse de doctorat à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales).
  • 2018
    Ouverture du Campus de la Transition, qu’elle préside.
  • 2019
    Le ministère de l’Enseignement supérieur lui demande un livre blanc sur la transition.

Comment s’est passé le confinement au Campus de la Transition ?

De façon plutôt privilégiée : nous étions confinés à vingt-cinq dans un château avec douze hectares de terrain! Je vis en effet sur le site du Campus, avec un jeune jésuite, Xavier, et vingt-trois jeunes bénévoles. Ici, nous proposons des programmes de formation universitaire sur les enjeux écologiques et un accompagnement vers la transition écologique pour les entreprises. Je suis donc entourée de jeunes merveilleux, d’une géné­rosité, d’une vitalité, d’un engagement impres­sionnants. Malgré tout, le confinement n’a pas été un repli sur soi : plusieurs d’entre nous ont lancé sur Internet un parcours en ligne, « Résilience et transition » pour aider des personnes isolées à trouver des ressources. Cette crise nous a confor­tés dans le bien-fondé d’un lieu comme celui-ci et d’un projet d’éducation au « monde d’après ».

Comment voyez-vous ce monde d’après ?

Un monde où l’homo econcomicus deviendrait l’homo vinculus et solidarius, l’homme relié et solidaire. Cette crisea entrainé la précarisation d’une bonne partie de l’hurnanité, il faut pouvoir vivre une plus grande solidarité. Préparer l’après, cest aussi faire droit au développement durable, en pensant au low Tech (technologies simples, peu onéreuses et facilement réparables, ndlr), à utili­ser l’énergie de façon plus économe, etc. Et c’est apprendre à vivre un dégagement.

Un dégagement, c’est-à-dire ?

La fondatrice des religieuses de l’Assomption, Marie-Eugénie de Jésus (1617-1898), utilisait l’expression de « dégagement joyeux », qui me parle beaucoup. Le dégagement s’apparente au détachement, mais il ajoute quelque chose de plus dynamique. Ce n’est pas agir à la force du poignet, mais se laisser dégager de ce qui nous entrave, de ce qui nous aliène, pour devenir plus vivants. Ce dégagement est fait pour la joie, un trait qui m’a toujours attirée chez les sœurs de l’Assomption. Nous sommes 1400, présentes dans trente-deux pays, avec un vrai esprit de famille, beaucoup de bonhomie, de bienveillance. Cela ne veut pas dire que le dégagement soit toujours facile, ce n’est pas le monde des Bisounours. Il est lié à la joie de Pâques, inséparable du don du Christ sur la Croix. C’est un dégagement qui n’est pas désengagement du monde : notre charisme est de « travailler à la transformation de la société par l’éducation ».

Comment votre vocation est-elle née?

La question de la vie religieuse s’est posée à moi quand j’étais en troisième année à l’Essec (grande école de commerce, ndlr), lors du pèlerinage de Chartres. Avec des amis, nous sommes ensuite par­tis sac au dos pendant six mois en Asie et en Amérique latine. Durant ce voyage, cela a continué à mûrir. En rentrant, j’ai fait une retraite de discernement, et j’ai eu le sentiment fort – difficile à exprimer avec des mots- que Dieu m’appelait. Je suis allée frapper à la porte de plusieurs congrégations pour discerner entre vie contemplative ou vie aposto­lique. Je connaissais déjà la commu­nauté de l’Assomption à Paris que j’avais contactée auparavant pour me débarrasser de cette question en espérant que la réponse serait « plutôt non » (rire). C’est là que je suis finalement entrée, pour un apostolat en plein monde, rythmé d’une vie de prière proche de celle d’un monastère.

Religieuse, professeur de philosophie, écologiste, professeur d’économie à l’Essec… Comment faites-vous cohabiter toutes ces facettes?

Tout cela ne se serait jamais fait si je n’étais pas religieuse. Chacun de ces domaines est intimement lié à mon chemin spirituel. Dès mes études, j’ai été habitée par un questionnement sur la manière de conjugue mes convictions personnelles, chrétiennes et humaines, avec une activité professionnelle dans une grande entreprise. Je connaissais bien le « syndrome du bon élève » qui est d’obéir au chef en gardant des œillères sur ses convictions. Pendant un stage, par exemple, on m’a demandé de faire de l’espionnage industriel : j’ai joué le jeu, mais cela m’a posé de grandes questions éthiques. Je voulais mettre ma vie en cohérence dans toutes ses dimensions et ne pas être juste la chrétienne du dimanche. Après mon noviciat à l’Assomption, j’ai passé une maîtrise de philosophie, avant d’enseigner en lycée. Puis j’ai obtenu une licence de théologie au Centre Sèvres (Paris). Pour ma thèse, j’ai fait des recherches sur la responsabilité des entreprises multinationales dans les pays du Sud, dans le domaine du développement durable. Je suis allée sur le terrain au Kenya et au Nigeria, auprès de filiales de grands groupes.
J’ai compris qu’il était important de faire dialoguer des mondes qui, souvent, se côtoient sans se parler : j’allais interroger les patrons, les ouvriers, les habitants des communautés locales, les ONG…
Personne n’a la solution tout seul; si nous voulons vraiment avancer, c’est ensemble. Après ma thèse, j’ai créé un programme de recherche à l’Essec, sur le thème « Entreprises et développement ». Nous avons notamment construit pour l’Agence Française de Développe­ment un indicateur de capacité relationnelle, qui mer l’accent sur des aspects fondamentaux de la vie, peu considérés par les économistes.

Voyez-vous une mission d’évangélisation dans tous vos engagements universitaires?

Je ne cache pas que je suis religieuse. Je pré­fère même le dire en me présentant pour clarifier mon positionnement, même si je ne le mets pas en avant. Ce n’est pas de l’évangélisation au sens d’annonce explicite de l’Évangile, mais je suis appelée à rendre compte d’une espérance qui m’habite. Je pense que c’est une condition spiri­tuelle clef pour relever les défis de notre temps. Le fait d’avoir donné sa vie et engagé sa liberté interpelle les étudiants qui se posent des questions sur leurs choix, la peur de s’engager…

Vous sentez-vous « aux périphéries » de l’Église ?

Je suis née dans une famille catholique. Pourtant, je me sens parfois plus proche de ceux qui sont loin de la foi, mais marqués par un engagement humaniste – des chrétiens ano­nymes qui vivent de l’esprit de l’Évangile sans le savoir. Mon arrière-grand-père, Lucien Herr, était un intellectuel qui a marqué l’histoire de l’École normale supérieure, où il a été biblio­thécaire pendant quarante ans. Socialiste très engagé, c’estlui qui a trouvé le nom du journal L’Humanité. Ayant eu une expérience très néga­tive de l’Église catholique, c’était un anticlérical convaincu, jusqu’à écrire dans son testament qu’il ne voulait pas que ses enfants soient élevés dans la foi chrétienne. Ironie du sort, quand j’ai travaillé dans ses archives, j’ai constaté qu’au moment de sa mort, on parlait de lui avec des termes religieux : le « bénédictin de la rue d’Ulm », un « apôtre » qui a éveillé des vocations…

Racontez-nous la naissance du campus de la Transition …

En tant que professeur, je percevais que mes élèves étaient frustrés du décalage entre l’engage­ment écologique affiche par les grandes écoles et leur investissement réel. Je voyais aussi l’inertie des grosses institutions – écoles, entreprises… qui ont beaucoup de mal à bouger. Soutenue par ma communauté, j’ai eu à cœur de créer une petite structure, un lieu d’expérimentation qui puisse aiguillonner la transformation des cursus universitaires vers plus de cohérence. De fil en aiguille, un collectif s’est monté avec, notam­ment, des jésuites. Il nous manquait un lieu pour enraciner cette intuition. Ma provinciale a alors pensé à Forges (Seine-et-Marne), une propriété donnée à la congrégation en 1949 pour un projet social. C’est là que nous nous sommes installés à l’été 2018, avec des jeunes bénévoles, dont un jésuite. Nous accueillons des étudiants pour des sessions de formation. L’objectif est de les aider à comprendre les fondements scientifiques des diagnostiques économiques, écologiques, climatiques et humains. De les doter d’outils d’analyse critique pour se projeter dans un monde désirable et avoir la capacité de transformer les choses.

Concrètement, que font les Forqeois ?

L’association, que je préside, a trois axes : enseignement, recherche, expérimentation. (Outre les sessions de formation pour les groupes (professeurs et étudiants) de l’enseignement supérieur (Sciences po, l’école Icam…), nous avons deux terrains d ‘action : le chantier de restauration du château et le domaine -parc, pâturage et forêt. Nous faisons de la permaculture, mais notre potager a surtout un aspect pédagogique pour les groupes qui viennent. Nous avons des liens avec des agriculteurs du coin pour récupérer et les légumes hors calibre, qui finiraient à la poubelle. Nous n’achetons donc pas de légumes, mais nous avons de grandes séances d’épluchage ! Nous travaillons au maximum pour une économie circulaire : la production de biens durables, avec une limitation de la consommation, du gaspillage et des déchets, ainsi que des solutions pour être énergétiquement le plus sobre possible. En lien avec la communauté de communes, nous participons à la réflexion sur la « mobilité inclusive » (favorisant le déplacement des populations fragiles, ndlr) etàla réduction du carbone.

Les jeunes sont-ils plus réceptifs à ces questions?

Le monde des jeunes n’est pas homogène mais ils ont grandi d’emblée avec cette notion de développement durable. Comme je suis issue de la génération qui a pris de très mauvaises habi­tudes, les jeunes me donnent de grandes claques. Je pense par exemple aux billets d’avion : je me suis beaucoup déplacée en avion, sans me poser la question de l’empreinte carbone.

Évidemment, même chez les jeunes les plus convaincus, il y a aussi des incohérences, comme l’utilisation des smartphones… Mais ils sont capables de payer de leur personne, ils sont moins installés que nous : ici, ils ont voulu les toilettes sèches, une alimentation végétarienne; ils pensent à réduire leur consommation de café, de chocolat; ils ont un souci de sobriété. Pour se déplacer en pol­luant moins, ils sont capables de choisir un itiné­raire plus long et moins rapide, qui peut sembler fou àla génération de leurs parents. Cependant, ils se préparent à intégrer de grosses entreprises -dans le réacteur du modèle capitaliste financier, pourrait-on dire – et cela comprend toujours le risque de se laisser piéger par les sirènes du pou­voir et de l’argent, qui sont les vrais freins à une transformation.

Certaines villes ont commencé cette transformation…

Avant d’ouvrir le Campus, j’ai passé quatremois sabbatiques au Schumacher College, à côté de Totnes, en Angleterre. C’est la première ville du mouvement des villes en transition, qui rendent leurs habitants actifs. Elles éveillent les consciences en incitant au débat entre voisins et en proposant des actions accessibles à chacun : diminuer l’utilisation de la voiture individuelle, consommer bio et local, promouvoir des bâti­ments écologiques, créer de petites entreprises qui ont un impact social… Il y a aussi une dimen­sion culturelle dans cette transition : si l’on veut faire bouger les choses, il ne suffit pas de mettre en place des normes imposées de l’extérieur, il faut susciter le désir. Cela suppose de travailler sur des récits collectifs, sur des expériences posi­tives qui nousaident à entrer dans ce mouvement.

Y a-t-il des dérives possibles?

L’un des risques est d’oublier la justice sociale. La mobilisation écologique vient plutôt de personnes appartenant aux classes moyennes et aisées, qui cherchent à promouvoir une qualité de vie parfois égocentrée. Les initiatives locales sont importantes car elles peuvent être inspi­rantes, mais on peut alors se contenter de sa bulle, d’un entre-soi, sans prendre en compte les réalités plus larges. Or les inégalités matérielles se reproduisent, car ceux qui possèdent moins peuvent être exclus des systèmes de décision. Au Campus, nous voyons ce danger : l’équipe de départ, ce sont des « blancs » surdiplômés, de classe moyenne ou aisée. Il ne s’agit pas d’être isolés du reste du territoire. En travaillant avec des associations, nous avons accueilli un réfugié d’Éthiopie pendant dix-huit mois et des jeunes en difficulté pour des chantiers ponctuels. Si ce souci de la justice sociale est présent, toute ini­tiative est amenée à s’ouvrir vers les plus fragiles, vers la diversité, vers la vulnérabilité (handicaps, souffrance, pauvreté…).

Comment vous situez-vous entre ceux qui prédisent la fin du monde pour demain et les climatosceptiques qui refusent la remise en question?

La crise écologique n’est pas du tout une vue de l’esprit : on en voit déjà les conséquences aujourd’hui. Il faut parler non seulement du cli­mat mais aussi de la biodiversité, car les consé­quences sont graves pour la vie sur la planète. Nous sommes en train de vivre des formes d’ef­fondrement, dont la crise sanitaire du Covid-19. Il faut prendre cela très au sérieux. Tout l’enjeu est de se projeter ensemble vers des futurs dési­rables, de montrer que tout n’est pas perdu et de prendre ce diagnostic à bras-le-corps. L’idée est de se mobiliser positivement et pas seule­ment sous l’angle de la peur de la catastrophe, car la peur n’est pas fédératrice. À Forges, nous sommes radicaux — nous voulons prendre les problèmes à la racine – et non-marginaux : nous voulons avancer avec tous, pour changer les choses sans créa de clivages supplémentaires.

Aujourd’hui, comment pouvons-nous avancer, chacun à sa place?

Chacun peut agir au niveau local, avec des « éco-lieux » (structures où l’on vit de façon plat écologique, ndlr). On peut aussi être plus réformiste, comme ceux qui travaillent dans de grandes entreprises ou dans la fonction publique et qui essaient de faire bouger les choses de l’in­térieur. C’est très compliqué; ils sont souvent en porte-à-faux avec les décisions des directions. Il existe enfin des perspectives plus révolution­naires, comme les mouvements de non-violence active ou de désobéissance civile, qui rappellent que nous avons un rôle à jouer comme citoyens. Mais se battre contre les supermarchés et contre le système consumériste dont nous profitons tous, c’est plus difficile que lorsqu’il y a une cause clairement identifiée comme l’apartheid.

N’est-ce pas décourageant de se battre contre un système entier?

Bien sûr, il est démoralisant de constater que les effets de l’inertie piègent les personnes isolées dans les rouages des systèmes. Ce qui m’évite de baisser les bras, c’est la prière et l’action collaborative. La prière quotidienne est le moteur inté­rieur qui me permet de repartir chaque matin.

Au milieu de toutes vos activités, vous parvenez à vous ressourcer?

Oui, en faisant le tour du parc de Forges. Dans la partie boisée, c’est extraordinaire de voir la nature se transformer et si apaisant de contem­pler la merveille de la vie. Ce qui me ressource aussi, c’est de prendre de moments de prière plus substantiels pendant une journée, d’écouter de la musique — Bach me fait beaucoup de bien — de lire tranquillement, de prendre du temps gratuit pour échanger avec des amis, d’aller à la piscine…

On vient de fêter le cinquième anniversaire de Laudato si’. Que représente ce texte?

C’est une mine,à plein d’égards. Je suis de ceux qui ont envoyé une contribution en amont de l’élaboration de l’encyclique. Je l’ai accueillie comme une immense bouffée d’oxygène, j’ai pu percevoir aussi que des personnes en recherche, mais très loin de la foi chrétienne, étaient touchées par sa cohérence, son appel au dialogue. Laudato si’ est arrivée justement à un moment où il était important de mobiliser non seulement les chrétiens, mais tous ceux et celles qui souhaitent un monde plus juste et durable à léguer aux généra­tions qui viennent.

Le Campus de la Transition s’adresse-t-i1 seulement aux chrétiens?

Il est non-confessionnel, mais ouvert à la dimension spirituelle, avec des propositions de prière peur ceux qui le souhaitent, comme les laudes et les vêpres. Tous les jours, nous organi­sons « le mot du matin » : une minute de silence, l’écoute d’un texte spirituel ou d’un morceau de musique et un jeu ou un chant. Nous suivons aussi un parcours proposé par le sociologue suisse Michel Maxime Eger. Il permet de se reconnec­ter à la nature, à soi-même, aux autres, en faisant l’unité entre la tête, le corps et le cœur. « La tête, le corps et le cœur », c’est la devise de Forges.