Pour alimenter la réflexion et les perspectives sur le confinement, nous vous invitons à découvrir une intervention de la théologienne Marie-Laure Durand (Conférence des Evêques de France, le 17/06/2020)

“Je me suis demandé ce que Michel Serres aurait pensé de la situation. Michel Serres est décédé il y a un an, le 1er juin. Je ne vais pas parler à sa place. Je vais m’interroger à partir de lui. J’ai pensé à une question qui lui était chère : « De quoi sommes nous les contemporains ? » Qu’est-ce qui est vraiment neuf dans ce qu’on vit ? Parce que la plupart des nouveautés n’en sont pas. Les virus, les malades, la mort, ce n’est pas nouveau. Ni le manque de moyens à l’hôpital, ni le confinement. Tout cela se sont des choses que l’humanité connait déjà. Le fait que l’humanité obéisse à des règles, ce n’est pas nouveau. On a plutôt bien suivi collectivement ce qu’on nous a imposé comme limitation. Tout ça n’est pas nouveau.

PRÉFÉRER LA VIE

Il me semble que ce qui est inédit dans la situation que nous traversons encore, c’est le fait que pour la première fois, collectivement, au niveau national et international, nous avons préféré la vie à l’économie. Nous avons préféré sauver des vies plutôt que de continuer à faire du business. Il me semble que c’est ça qui est radicalement nouveau dans ce que nous vivons. Cela ne s’était jamais passé à cette échelle-là de l’humanité. Et peut-être, cette nouveauté a donné lieu à des espoirs. L’espoir de pouvoir repartir sur un autre monde, d’inventer autre chose à la sortie du confinement. Un monde qui serait sur d’autres bases. Ne pas recommencer comme avant. Inventer autre chose. Évidemment, cela relève de décisions personnelles, politiques et collectives. Mais voilà un premier point : voir qu’on a préféré l’humanité à l’économie est le signe que l’humanité, me semble-t-il, a fait un saut qualitatif. Comme on peut « monter en compétence », expression qu’on entend en entreprise ou à l’université, on est aussi « monté en conscience », collectivement. Et c’est parce qu’on est en train de monter collectivement notre niveau de conscience qu’on a pu prendre une telle décision. Et finalement c’est ça qu’on est en train de gérer, de découvrir, que nous avont monté plus haut la barre de l’exigence que nous avons en commun. Comme dans l’histoire, quand l’esclavage est devenu quelque chose d’inadmissible. Ce qu’on est en train de vivre est de cet ordre-là. Or dans l’histoire de l’humanité, quand l’humanité augmente son niveau de conscience, cela a toujours des conséquences sur la façon de faire communauté et sur les organisations. La façon dont cet événement a été géré participe à rendre palpable une évolution humaine qui aboutira à des changements organisationnels. On a encore du mal à les apercevoir parce qu’ils sont en train de se dérouler sous nos yeux. Cela, oui, c’est radicalement neuf.

LE CONFINEMENT

Un révélateur

Dans un second point, j’aimerais revenir sur le confinement lui-même. J’ai trouvé que le confinement avait été une espèce de caisse de résonnance de ce que nous sommes. Pour deux raisons : d’abord parce que nous étions dans un univers clos. Et parce que les échappatoires habituelles étaient impossibles, ou compliqués. Cela pouvait être de nous épuiser dans telle ou telle activité : le sport, le shopping, les mondanités… tout cela n’était pas possible. La fuite n’était pas possible physiquement et très difficile au niveau psychologique. Donc le confinement s’est rapidement révélé comme un endroit sans cachette. D’abord pour nous même, ce qui a fait du confinement une caisse de résonnement de ce que nous sommes. Et nous n’avons pas pu, ou difficilement, échapper à ce que nous sommes : nos états intérieurs, nos yoyos émotionnels, notre solitude, les relations de couples ou familiales dans lesquelles nous sommes. D’une certaine manière, le virus a été un révélateur. Un moment de révélation, c’est quoi ? C’est quand l’invisible devient visible. Et ce moment de confinement a été un moment de révélation. Révélation de nous-mêmes de nos ressources mais aussi de nos failles, de nos pauvretés, de notre richesse ou de notre vide intérieur, notre besoin de vie spirituelle, parfois assez bas. Révélateur aussi social : on s’est mis à voir des tas de gens qu’on ne voyait plus : la boulangère, les éboueurs, les caissiers et les caissières… de l’invisible est devenu visible grâce à ce virus. Les moments de révélation sont toujours des moments de grâce.

Une mise à nu

Progressivement on a fait notre nid avec tout cela et on a trouvé un équilibre. On s’est installé, parce qu’au fond, l’humanité est très flexible. Elle est capable de vivre dans un igloo, dans un arbre, au beau milieu du désert. On a survécu au confinement en trouvant un certain équilibre. Mais cette installation-là a été couteuse en énergie parce que ce n’était pas une retraite classique. En même temps qu’on se découvrait soi, qu’on se rapprochait de soi et de ses proches s’il y en avait, on devait en même temps faire quelque chose avec la peur, le désespoir, les mauvaises nouvelles, les infos de la télé, les colères, la frustration, les contraintes. Et ces deux éléments réunis : la proximité avec soi-même et le face à face avec tout ce qui nous déplaisait, a contribué, a participé à une mise à nu de soi. Sont ainsi remontées des questions sur son utilité, son couple, de sa façon de vivre… Des questions comme : quelle est ma véritable utilité sociale ? Qui suis-je sans l’autre ? Quand le regard de l’autre n’est pas là pour me porter, qu’est-ce-qui reste ? Il me semble que cette mise à nu a été possible grâce à la suspension du regard de l’autre. Il n’y avait plus l’autre. On a d’autant plus pu se confronter à soi-même qu’il n’y avait pas de comparaison possible. Dans la vie de tous les jours, on cherche toujours la comparaison, à capter une approbation, une désapprobation. On se construit avec le regard de l’autre. Et là, ce n’était plus possible. On était tout seul avec soi-même ou avec ses proches. On devait décider par soi-même quel sens cela avait.
Il me semble que cette situation a été comme celle qu’a un individu dans une société traditionnelle, comme il y a 100 ans, et encore aujourd’hui dans certains endroits du monde. Une société traditionnelle, c’est une société dans laquelle la personne ne choisit pas sa place. Sa place est décidée par la tribu, l’ethnie, le clan, la famille… Le père est maçon, les enfants seront maçons. On sait déjà avec qui la personne va vivre, se marier, quelle religion elle va avoir… Dans une société traditionnelle il n’y a pas de problème de reconnaissance parce que tout le monde sait qui vous êtes. La question « qui suis-je ? » ne se pose pas. Et d’une certaine manière, pendant deux mois, on a été réinstallés dans une société traditionnelle, dans laquelle il n’y avait plus de problèmes de reconnaissance parce qu’il n’y avait plus de problème de regard et de comparaison. C’est assez inédit et précieux comme expérience.
Dans cette place qui nous était imposée, nous avons pris conscience que les autres continuaient à vivre sans nous. LÀ la fois, on a pu se dire : je ne suis pas si utile que ça, ni indispensable. Et en même temps, ma valeur demeure quand elle n’est pas reconnue par les autres. On a pu accéder à une dignité de soi-même, à un autre regard sur soi.
Ce temps a été un temps de mise à nu un peu long et peut-être que l’estime de soi en est sortie un peu bousculée. Beaucoup de personnes sont sorties de cette période avec une estime de soi un peu fragile tout spécialement les personnes surbookées qui se sont retrouvées sans agenda, sans rendez-vous… Certains ont peut-être cherché par tous les moyens, et parfois un peu trop vite, à retrouver le monde d’avant, en reconstituant par des vidéos ce monde qu’on venait de quitter. Là on a pu tordre la réalité, la temporalité qu’on était en train de vivre. Or nous n’étions pas dans le monde d’avant le confinement. Et si on n’est pas dans la bonne temporalité on peut rapidement tordre les choses. C’est comme ça que je relis toutes les questions qu’on a eu lieu sur les sacrements, la vidéo, etc. À vouloir trop vite retrouver le monde d’avant on est peut-être passé à côté de cette spécificité-là. Et quand on passe à côté de ce temps-là, de sa temporalité, on risque de se tordre. Par exemple, en proposant le sacrement en drive, on peut très rapidement donner à voir le sacrement comme un produit de consommation. Ce n’est pas bien sûr l’objectif de ceux qui participaient à cette idée-là. Mais on s’aperçoit très vite que ce qu’on donne à voir, nous dépasse. Une découverte de ce confinement aura été qu’utiliser de nouveaux outils nous met dans des situations et donne à voir des choses que, peut être, on ne maîtrise pas ou qu’on ne voulait pas.
En conclusion : le confinement a permis une mise à nu un peu décapante, une réappropriation de soi, a permis de mieux se connaître, mieux savoir ce qu’on voulait faire de sa vie et dans la vie.

LE DÉCONFINEMENT

Une réalité différente

Et puis il y a eu le déconfinement. On est sorti. On a été projeté, expulsé dans la réalité. Une réalité différente, inédite, avec des zones d’ombres, d’inconnus, de pluralité. On était dans l’entre-soi et tout à coup on a redécouvert le pluriel, l’échange. On a redécouvert le pluriel, c’est-à-dire les corps, l’inattendu, l’imprévu de la relation, le tiers. Par exemple quand on prend un café au travail, on se met à parler de choses alors que ce n’était pas possible par Skype de faire quelque chose d’autre en même temps. Et tout ça, me semble-t-il, avec une sensibilité un peu à fleur de peau. C’est-à-dire que notre estime de nous-mêmes qui a été travaillée par la peur et l’espoir en est sortie un peu à fleur de peau et on se retrouve avec des problèmes de place. C’est le point central du déconfinement.

Trouver sa place

Aujourd’hui, nous devons refaire communauté, groupe, famille élargie, équipe. Il faut à la fois réinventer le groupe et notre place dans le groupe. Avec un sujet qui a changé, qui s’est réapproprié des choses. Entre parenthèses, c’est exactement ce qui arrive à Noé et Jonas. Je surinterprète peut-être le texte mais quand Noé sort, il a des problèmes de nudité, c’est-à-dire qu’il n’est pas à la bonne place. Il dévoile sa nudité à un de ses fils. Dans le confinement j’avais lu cela comme des problèmes d’impudeur. En fait, je crois que ce ne sont pas des problèmes d‘impudeur mais de place. Noé n’est pas à sa place. Et Jonas, c’est pareil. Une fois qu’il est allé à Ninive et qu’il a fait le boulot il ne sait plus qui il est. Il s’assoie, il n’est pas bien. Il est dans l’intranquillité. Il veut que l’arbre soit à lui et puis il ne veut pas vivre… il a des problèmes de place. Je crois que si on prend cette question-là et qu’on l’applique comme grille de relecture de l’actualité, ça marche assez bien. Depuis le déconfinement on a des questions communautaires, par exemple des questions liées à la place des noirs dans notre société. Des questions liées à la place des femmes dans l’Église, questions qui existaient mais qui reviennent tout d’un coup en première ligne. Il y a la question de la place de l’Église dans la République avec la question de la réouverture des églises rapidement ou pas. Il y a eu la question de l’Église par rapport aux autres religions. Fallait-il avoir ou pas une position commune avec les autres religions ou confessions ?… Tout cela, ce sont des questions de place.
Dans l’entreprise, il y a des questions sur les autres, sur qui a travaillé, qui n’a pas travaillé, qui s’est rapproché du pouvoir et qui s’en est éloigné, qui a été l’interlocuteur de qui. C’est une grande question de l’après déconfinement : qui a été l’interlocuteur de qui dans l’entreprise ? Et cela marche pour toutes les organisations. Mais se poser cette question-là c’est se poser la question de la place. Est-ce que je suis bien à la place que j’avais avant ? Est-ce que je ne l’ai perdue ou peut être que j’en ai regagné. Dans les familles, la fratrie, la question est la même. Il y a des gens qui ont pu être plus présents que d’autres, parce que plus en proximité que d’autres. Et cela a modifié des choses.

Refaire communauté

Tout l’enjeu maintenant, me semble-t-il, est de refaire communauté, avec des personnes, nous, qui sont un peu plus conscientes de leur singularité, de leur valeur, de leurs faiblesses, de leur histoire, de ce qu’elles veulent et de ce qu’elles ne veulent pas. De ce qu’elles souhaitent et ne souhaitent pas. Cela génère bien entendu des tensions que nous ne résoudrons que si nous sommes capables de réinventer notre façon de faire groupe. On ne peut plus plaquer le modèle d’avant. On a changé pendant deux mois. Si les organisations ne prennent pas le temps de réfléchir à la façon dont elles peuvent réinventer la communauté ou le groupe, on va se retrouver dans un décalage assez fort. Plus un individu est conscient de qui il est, plus l’organisation (société, association, famille, séminaire, communauté religieuse…) doit lui donner des responsabilités à la hauteur de ce qu’il peut apporter au groupe, au titre de sa personne. Sinon, finalement, on se retrouve dans un écart très grand entre la maturité que la personne a acquise dans sa vie personnelle, et le manque d’autonomie, de considération dans sa vie publique, en collectivité. On sent bien ces tensions collectivement. On sent bien que si la démocratie participative est une demande de plus en plus forte, c’est bien parce que l’individu lui-même « monte en gamme ». Il y a nécessité pour l’organisation de s’ajuster aux personnes que nous sommes en train de devenir collectivement. Et si l’écart est trop grand, ça met en jeu la question du sens, et ce n’est pas si léger. Question du sens et de la confiance que la personne peut avoir dans le collectif.

EN CONCLUSION

Les personnes se sont rapprochées d’elles-mêmes et sortent avec une estime de soi plutôt affaiblie mais en même temps avec une conscience beaucoup plus claire de là où elles en sont dans leur vie. Elles ont une conscience accrue qu’elles veulent devenir acteur, actrice de leur histoire. Si je suis irremplaçable en tant que personne, il faut que cela ait des conséquences dans ma vie professionnelle ou dans ma vie de foi. Et dans le même temps, les communautés sont à reconstituer et on peut parier que beaucoup le feront sur d’autres bases. Que ce soit avec les outils mais aussi sur d’autres bases relationnelles, d’organigramme, d’organisation, d’autonomie, de responsabilisation. La question avec laquelle on sort est : quelle est ma place dans le groupe, dans l’Église, dans la société ? Est-ce que le groupe, l’Église, la société est capable de me reconnaître, de me permettre de contribuer avec qui je suis à la faire vivre ? Les questions sont assez larges et les défis passionnants ! Ils demandent que nous soyons à la hauteur de l’événement.”